Brain Corking

texte: Maé Biedermann, photographie: Shannon Sweeney

La communauté du freeski est composée de personnes passionnées, hyper enthousiastes, avec de l’énergie à revendre, qui ne tiennent pas en place. Certains comportements sont gages de talent chez les skieurs et skieuses : être une tête brulée, savoir évoluer en dehors des sentiers battus, ou être un·e hyperactif·ve qui fait 5 spots de street en une journée. Des qualités, qui vont parfois de pair avec leur lot d’inconvénients, comme oublier un jour sur deux ses moufles à la maison, perdre ses affaires, arriver en retard, ou rager quand on ne pose pas son trick.

Prenez le temps de lire cette liste de symptômes et de comportements : 

Hyperactivité : agitation interne et motrice.  

Difficultés à savoir gérer ses émotions

Difficultés à anticiper ses actions

Désorganisation générale

Difficultés à rester concentré sur une tâche

Difficultés à écouter quand une personne parle

Mémoire à court terme déficitaire

Impatience

Impulsivité

Troubles de l'humeur fréquents

Surexcitation

Anxiété ou la tristesse

Troubles du sommeil

Dépendances

Difficultés à nouer des relations sociales ou affectives durables

Trouble de l'apprentissage 

Trêve de devinette, allons droit au but.  Ce sont 15 signes qui peuvent alerter d’un TDAH, le trouble du déficit de l’attention, avec ou sans hyperactivité. La question qui se pose est la suivante : sommes-nous tous·tes un peu TDAH dans le freeski ? Mag est allé poser la question à un neuropsychologue, Mathieu Leveque, spécialiste du TDAH.

Salut Mathieu, c’est quoi le TDAH en quelques mots ?

Le TDAH fait partie des troubles neurodéveloppementaux (TND). C’est un trouble qu’on a depuis l’enfance, même si les symptômes peuvent évoluer avec l'âge. Il existe plusieurs formes : le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, qui peut se manifester par des problèmes d’attention ou d’hyperactivité/impulsivité. C’est un diagnostic médical inscrit dans le DSM, mais on peut aussi le voir comme une différence de fonctionnement du cerveau, plutôt qu'une maladie.

Quel pourcentage de la population est touché par le TDAH ?

Ça varie selon les études, mais on parle d’une prévalence de 3 à 7 %, soit environ 5 % de la population. C’est beaucoup par rapport à d’autres troubles de santé mentale.

Y a-t-il eu un effet de mode autour du TDAH ?

Il y a un effet de mode en partie amplifié par les médias et les réseaux sociaux, où beaucoup de jeunes se reconnaissent dans des symptômes partagés sur TikTok ou Instagram. Cependant, d’un point de vue médical, on ne parle pas de surdiagnostic. En Europe, on est même encore en sous-diagnostic, notamment par manque de professionnels formés.

Dans les personnes qui font du freeski, du snowboard, du skate, tu penses qu’il y a un plus grand pourcentage de TDAH ?  

Il n'y a pas beaucoup d’études spécifiques sur ce sujet, mais on estime que la prévalence du TDAH chez les athlètes tout sport confondu est d’environ 7-8 %. Les sports disons « extrêmes », où la gestion du risque est importante, pourraient attirer davantage de personnes atteintes de TDAH en raison de l’impulsivité et de l’hyperactivité, qui sont des symptômes courants en plus des symptômes attentionnels.

Le fait que beaucoup de skieur·ses oublient leurs affaires ou arrivent en retard est-il lié au TDAH ?

(rires) Oui, cela peut s'expliquer par les symptômes attentionnels du TDAH, qui rendent difficile la concentration sur des tâches jugées monotones ou secondaires, comme préparer ses affaires. Les personnes atteintes de TDAH peuvent se focaliser sur l’activité principale, comme aller skier, et négliger tout ce qui entoure cette activité.

Donc souvent de l’inattention, mais il y a aussi de l’hyperfocalisation dans le TDAH, c’est juste ?

Le TDAH est souvent décrit comme un trouble de l’attention, mais c’est plutôt une dysrégulation : les personnes peuvent à la fois avoir du mal à se concentrer et, à d’autres moments, être en hyperfocalisation sur une activité. Si une personne TDAH se découvre une passion et est en hyperfocalisation, et la personne peut alors oublier de manger ou d’aller aux toilettes, par exemple. Ce phénomène est lié à la dopamine, un neurotransmetteur qui joue un rôle dans le circuit de la récompense et les addictions.

Est-ce que les personnes atteintes de TDAH sont plus à la recherche de ce "shot" de dopamine ?

Oui, il existe un lien entre le TDAH et l'addiction : le circuit de la récompense est activé par la dopamine. Comme dans les mécanismes d'addiction, il y a des effets d'accoutumance. On atteint des seuils où l'on n'est plus satisfait, et on cherche toujours à en obtenir davantage. Je pense qu'il peut y avoir cette recherche de sensations, même dans des sports comme le ski, où l'on cherche à augmenter la dose à chaque fois.

Dans des sports comme le ski ou le skateboard, certaines personnes décrivent un état où elles se sentent vraiment bien, comme dans un "flow". Quels mots peut-on utiliser pour décrire cet état ?

L'hyperfocalisation, le flow, sont des termes assez proches. Avoir ce pic de motivation et de dopamine, c'est un peu comme obtenir sa "dose", similaire à ce qui se passe avec les addictions. Cela s'accompagne d'un sentiment de bien-être. Au-delà de la dopamine, l'adrénaline et la noradrénaline jouent aussi un rôle dans le TDAH, sans oublier la sécrétion d'endorphines, ces « antidouleurs naturels » qui procurent un sentiment de bien-être après l'effort.

Cela pose aussi des problèmes au quotidien pour les personnes atteintes de TDAH. Tu peux nous en dire plus sur ces difficultés ?

Oui, si on parle d'un trouble psychique, et que des médecins ou psychologues le prennent en charge, c'est bien parce que cela génère des difficultés dans la vie quotidienne. On a parlé des oublis d'affaires et des retards, mais le TDAH affecte aussi les fonctions exécutives, qui permettent de s'organiser et de s'adapter. Ces personnes peuvent avoir du mal à gérer leur temps, à hiérarchiser les priorités, ce qui se traduit par un mal-être. Dans une société où l'on doit gérer soi-même de nombreuses choses et être ponctuel, cela peut devenir vraiment handicapant, tant pour soi-même que pour les autres. Une autre difficulté est liée aux relations et aux émotions. Le TDAH est souvent associé à une dysrégulation émotionnelle. Cela peut provoquer de l'anxiété, des difficultés à gérer ses émotions, ou encore des impulsivités. Ces problèmes peuvent avoir des conséquences sur les relations sociales, professionnelles, etc.

C’est vrai que dans le ski, ce n’est pas rare de voir quelqu’un péter une case quand il ne réussit pas un trick. Est-ce que cela dépend du type de sport ?

C'est vrai que dans un sport individuel, on est responsable de soi-même, alors qu'en sport collectif, il peut y avoir plus de tensions, surtout si l'on souffre de TDAH. Les personnes peuvent être plus impulsives et cela peut poser problème lorsqu'elles s'en prennent à leurs coéquipiers (rires).

Est-il plus difficile de vivre une période de blessure, comme un ligament croisé, avec un TDAH ?

Cette impulsivité peut pousser à prendre plus de risques et donc à se blesser. Et quand on se retrouve bloqué, cloué au lit à cause d'une blessure, cela peut être vécu de façon encore plus difficile pour les personnes atteintes de TDAH, car elles ne peuvent plus libérer leur énergie comme elles le faisaient auparavant.

Quels conseils donnerais-tu aux lecteur·rices du Knuckle Mag ?

On vit mieux avec un TDAH diagnostiqué que sans diagnostic. Il est important de faire les démarches pour être diagnostiqué, si on reconnait certains symptômes et que cela a des effets négatifs sur notre vie. Comme on l'a dit, ce n'est pas une fatalité :  il est possible de gérer les aspects négatifs, comme la désorganisation, le mal-être, la prise de risques et donc les blessures. Le diagnostic est la première étape pour mieux comprendre le trouble et mettre en place des stratégies pour le gérer au quotidien.

Le ski peut-il être une forme de thérapie ? 

Oui, cela rejoint un peu ce que nous avons déjà dit, faire du sport, c’est un message de santé publique. Le ski et d'autres sports peuvent aider à gérer certains aspects du TDAH. On canalise notre énergie, on régule notre chimie du cerveau. C’est un conseil d’hygiène de vie.

Merci Mathieu, content de savoir que le ski freestyle c’est un moyen d’avoir une bonne hygiène de vie (rires).

Ruedi Flück