L’art de s’excuser d’être une femme
La fin du monopole masculin
par Maé Biedermann
En septembre dernier, Mathilde Gremaud tournait une page de l’histoire du ski. En devenant la première skieuse à poser un switch double cork 1440, la Gruyérienne part en éclaireuse pour toute cette nouvelle génération de rideuses qui veulent repousser les limites de la scène féminine. Mais dans un sport principalement masculin, créé par des gars, pensé par des gars et qui, depuis vingt ans et aujourd’hui encore, est pratiqué majoritairement par des gars, il faut jouer des coudes pour se faire une place. Quand bien même les plus prodigieuses d’entre elles mettent un point d’honneur à faire taire les différences, il reste que leurs homologues masculins ne le voient pas toujours du même œil. Les price money égaux mécontentent certains, l’industrie cinématographique peine à inclure davantage de skieuses et les contingents des principales compétitions sont encore loin de la parité. Knuckle Mag est donc parti à la rencontre de Mathilde Gremaud et d’Elisabeth Gerritzen. Chacune pionnière dans un domaine, respectivement en freestyle et freeride, les deux Romandes ont pris le temps de témoigner sur ce qui fait la force du ski féminin aujourd’hui, mais aussi sur les obstacles qui freinent encore ce dernier.
Il faudrait donc des couilles pour faire du freeski. Quoi qu’on en dise, notre sport reste relativement hostile à l’égard des femmes. Les jeunes rideurs quantifient leur niveau en testostérone, t’es « une femmelette » quand tu ne sautes pas la plus grosse table du park et l’archétype du skieur performant va de pair avec l’expression de sa virilité. Alors quand tu commences en tant que fille dans un milieu de la sorte, autant dire qu’il faut s’adapter. Mathilde et Elisabeth étaient chacune la seule fille de leur groupe respectif d’ados skieurs. « Quand t’es jeune, soit tu es un caméléon du genre et tu te fonds dans le décor, soit tu adoptes le rôle de la meuf du groupe », explique Elisabeth. « Concrètement, ce rôle implique que l’on ramène constamment tes performances à ton genre. Quand tu fais quelque chose d’inférieur à un gars c’est normal parce t’es une meuf. Quand tu fais quelque chose de vraiment bien indépendamment de ton genre, c’est bien pour dire que tu es une meuf. Ce double standard fait que l’on évolue dans une comparaison omniprésente avec les gars », relance la skieuse de Verbier.
De ce double standard découle tout un panel de commentaires centenaires sur les différences hommes-femmes. Ces remarques, sou- vent émises hors de portée des oreilles concernées, se retranscrivent soit sur les réseaux sociaux, ou alors en situation réelle. Mathilde l’a expérimenté à l’issue d’un city big-air, où après avoir skié, elle s’est fondue dans le public pour regarder les hommes. « T’entends des trucs qui ne font jamais trop plaisir. Mais ça me touche de moins en moins, surtout quand tu fais des tricks que beaucoup de gars ne font pas », plaisante- t-elle. « Mais il faut comparer ce qui est comparable. Beaucoup de personnes ont peu de recul sur ces questions », poursuit la Fribourgeoise.
« Le compliment de base quand une fille skie bien, c’est de lui dire qu’elle skie comme un mec. Non, je skie comme je skie. Même quand on me dit que c’était mieux qu’un gars, la comparaison reste toxique », défend Elisabeth. La comparai- son fait-elle du sens ? Pour les deux Romandes, non. Dans un sport historiquement masculin, qui a longtemps attribué un rôle d’outsider aux femmes et où les structures ont mis énormément de temps à inclure ces dernières (price money égaux dès 2020 au Freeride World Tour), difficile de parler d’égalité des chances.
Alors qu’en est-il de l’égalité des chances en compétition ? Il y a mathématiquement moins de concurrence du fait du nombre plus restreint de skieuses, mais est-ce que la réflexion sur l’égalité dans le ski s’arrête là ? Est-ce qu’en tant que gosse, un petit gars ou une petite fille ont les mêmes chances de performer dans le freeski ? Petite, difficile pour une jeune skieuse d’être valorisée par son entourage dans un sport dit à risque, socialement reconnu comme un sport de garçon. « Ça peut être vraiment compliqué pour une gamine de se lancer dans notre sport. Tu peux te sentir seule et avoir l’impression de nager à contre-courant », relate Mathilde. Donc, par la force des choses, beaucoup d’entre elles se dirigent vers des activités dans les- quelles les normes les confortent. Conséquences : les femmes restent minoritaires tant sur les circuits freestyle que freeride. La concurrence chez les hommes est plus féroce du fait de leur nombre, certes, mais surtout pour la simple et bonne raison qu’ils ne sont pas confrontés à ces freins et dissuasions en choisissant leur sport étant gamin. On comprendra ici évidemment que la pierre n’est pas jetée aux hommes, mais plutôt à une éducation genrée millénaire qui veut façonner d’intrépides et courageux petits bonhommes d’un côté et puis d’attentionnées et réservées petites princesses de l’autre.
« Ces attentes liées à ton genre, ça implique beau- coup de trucs. Sur une journée rando éprouvante pour tout le monde, tu es la seule à ne pas pouvoir te plaindre d’avoir faim ou froid, pour ne pas passer pour la princesse chiante. Les gars n’ont pas à s’inquiéter de ça, on n’al- lait de toute manière pas leur coller cette étiquette. Dans ma vie de sportive, je passe mon temps à m’excuser d’être une femme », raconte Elisabeth. L’ambivalence est là. On demande aux femmes d’avoir le même niveau que les hommes dans un sport masculinisé à souhait – où les Elisabeth et Mathilde sont des exceptions, passées entre les mailles du filet – tout en attendant qu’elles soient féminines, soignées et jolies dans les médias. En somme, d’être des hommes au ski, mais de rester des femmes devant la caméra. Il semblerait ici que le serpent se morde la queue.
Les marques jouent un rôle primordial dans ces pressions contradictoires. En endossant le rôle d’égéries féminines, on demande aux skieuses professionnelles qu’elles incarnent ces codes de féminité. Une féminité cruciale dans l’image des marques, car c’est l’outil de vente principal de leurs collections féminines. Un rôle clé même d’un point de vue marketing, qui peine à être ré- compensé à sa juste valeur, puisque les femmes restent encore marginales dans la liste des gros contrats et dans les invitations de tournage. Alors comment se réapproprier cette image ? Comment redessiner les contours du ski dit féminin sans que les marques, les industries et l’opinion publique n’en dictent les codes et ne l’enferment dans la case de la féminité ? « Des films comme Skivas ou Jyosei, exclusivement faits par des femmes, ça permet de nous dé- finir, c’est hyper important », s’enthousiasme Mathilde. Pour Elisabeth, « ça permet de créer une identité propre à notre ski. Le film documentaire de snowboard d’Anne-Flore Marxer en Islande, A land shaped by women, c’est le parallèle parfait de l’émancipation dans d’autres sphères de la société ». Pour Mathilde et Elisabeth, visibiliser le ski féminin d’une manière qui leur appartient, c’est sortir des cadres préétablis par trois décennies de skieurs gars et c’est arrêter de hiérarchiser les genres en les comparant systématiquement. Mais surtout, c’est juste savoir apprécier une forme de ski pour ce qu’elle est : un corps humain avec deux planches au bout des jambes qui fait des acrobaties que l’on trouve esthétique.
Le propos n’est pas du goût de toutes et tous. Certaines et certains ont encore comme seul critère d’appréciation le niveau sur les lattes et peinent à inclure dans leur réflexion des aspects comme ceux énoncés ici par Mathilde et Elisabeth. Mais, quand il s’agit de prendre la pa- role pour mettre à mal ces inégalités, les deux skieuses peuvent être prises en tenaille. Habituées aux marches du podium, elles ont aussi tiré leur épingle du jeu. Plus qu’aux deux Ro- mandes, ces problématiques portent préjudice au ski féminin dans sa globalité, à toutes les rideuses amatrices qui n’ont pas la chance d’évoluer dans des cercles bienveillants. Peu à gagner, tout à perdre ? On se souviendra d’Anne-Flore Marxer, qui avait porté ces revendications haut et fort pour davantage d’égalité au Freeride World Tour, au risque d’en froisser plus d’un.
Alors comment agir ? « Je ne me sens pas mili- tante », avoue Mathilde. « Je sais que j’ai un rôle là-dedans, qu’il y a des trucs qui me rendent dingue, mais je ne m’énerve pas assez », pour- suit-elle. De son côté, Elisabeth dit sentir vibrer cette corde militante. « J’ai vraiment envie de faire bouger les choses, mais je vois bien que même quand les gens approuvent le discours, c’est difficile de trouver des allié.e.s pour passer à l’action » se désole-t-elle. Au fait, qui sont ces allié.e.s ? Les skieuses uniquement ? Toi, lecteur ou lectrice ?
La discussion ouverte ici n’a pas de maître-mot. Les enjeux interrogés ici avec Elisabeth et Mathilde sont vastes et complexes. Les deux constatent que les choses vont dans le bon sens, mais qu’il reste du chemin avant que ces problèmes d’égalité n’en soient plus. Sans vouloir forcément être un pilier principal de ces revendications, il semblerait que chacun et chacune puisse mettre sa pierre à l’édifice, que ce soit en prenant un pas de recul, en discutant autour de soi de ces questions, ou en soutenant cette nouvelle scène féminine. Mais il reste que, dès à présent, vous avez quelques outils pour reprendre votre pote réactionnaire quand il dit que les snowboardeuses au World Tour ne méritent même pas une catégorie.
Pour simplifier le propos et aider à la vulgarisation, la diversité des genres n’a malheureusement pas pu être traitée dans cet article.